Le prieuré de Pont-l’Abbé-d’Arnoult

 

Les pays charentais des XIe et XIIe siècles se caractérisent par une implantation monastique importante et une diversité des ordres représentés, avec une dominante toutefois des ordres bénédictins. Cécile Treffort en fait l’analyse dans un article des Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest (2006) où elle explique : « Sur un territoire d’environ 13 000 km2, correspondant à peu de choses près aux deux départements actuels de Charente et Charente-Maritime, un premier recensement [ …] a permis de comptabiliser près de six cent cinquante abbayes, prieurés, commanderies, aumôneries ou autres lieux où résidaient, en permanence, des religieux, soit un tous les quatre ou cinq kilomètres, pour l’ensemble du Moyen Âge ».

Si beaucoup de ces sites ont disparu, « ceux qui restent en élévation sont en général beaucoup plus tardifs » (ibidem). Tel est le cas du prieuré de Pont-l’Abbé-d’Arnoult (Charente-Maritime) dont il est probable que l’édifice actuel date du XVIIe siècle. Jusqu’à la Révolution française, l’histoire de celui-ci est chevillée à des conflits territoriaux ‒ dont ceux entre la France et l’Angleterre ‒ et religieux, entre les catholiques et les protestants. Ce qui explique sa ou ses reconstruction(s).

Enfin, avec la Révolution française, le prieuré a été versé au domaine public pour être vendu en 1794 à des particuliers. À partir de là, son histoire fut rattachée à des singularités privées dont il garde la trace, notamment par le biais d’une série de graffitis qui ont été gravés pendant 50 ans environ (début/fin XIXe siècle), dans l’escalier de l’échauguette située en hauteur, à gauche de l’entrée principale.

Tout commence par un don...

En 1040, le comte d’Anjou et maître de la Saintonge, Geoffroy Martel, cède ses terres et l’église de Pont-l’Abbé à l’Abbaye de Vendôme. Puis en 1047, il retire ce don en faveur d’une abbaye bénédictine de femmes qu’il fonda avec sa femme, Agnès, et dont il souhaitait qu’elle soit « indépendante et riche » (Baudrit, 1966 : 6). Cette abbaye reçut de nombreux dons de seigneurs locaux au cours des siècles suivants : des terres, des bois, des églises ainsi que la dîme de certains biens… Avec cette conséquence : « L’accroissement des domaines dont bénéficia ainsi, au cours de plusieurs siècles, l’abbaye des Dames fut tel que ses fiefs durent être groupés en cinq prieurés distincts : celui de Pont-l’Abbé et ceux de Corme-Royal, de Marennes, de Saint-Sornin et du Gua » (ibid. : 7).

Au XIIe siècle, une période faste pour la région, le prieuré et une nouvelle église sont édifiés à l’emplacement de la première église Saint-Pierre. Mais au cours de cette période, la Saintonge connaît un changement important qui l’affecta de façon durable. En effet, après l’annulation de son mariage avec le roi Louis le Jeune en 1152, Aliénor d’Aquitaine transféra sa dot à Henri de Plantagenet qu’elle épousa huit semaines après l’officialisation de sa séparation. Henri de Plantagenet étant le futur roi d’Angleterre ‒ Henri II ‒, il devint de la sorte « maître de la Saintonge » (Perrogon, 1976 : 75).

Ce sont des filles nées dans « d’illustres familles [qui] présidèrent aux destinées [des] communautés ». Ainsi « Pont-l’Abbé, « filiale » du monastère de Saintes, compta parmi ses prieures Madeleine d’Orléans, sœur naturelle de François Ier » (Perrogon, 1976 : 75). Et si les prieures exerçaient « tous les droits féodaux attachés à la châtellenie » (ibidem), « elles avaient à charge toute l’administration de cet important domaine » et « elles devaient également s’occuper des travaux d’intérêt public, des œuvres charitables » (ibidem).

Au cours des XIIIe et XIVe siècles, la ville et ses environs furent profondément malmenés. Plusieurs fois, le territoire changea de tutelle, un changement dépendant des conflits entre armées, dont un siège par les Anglais en 1345. Pour protéger Pont-l’Abbé au XIIIe siècle, trois portes de ville – dont l’une est toujours debout – et des enceintes furent élevées, des douves et des souterrains creusés. Ainsi pouvait-on sortir ou entrer de la ville et protéger de la sorte les populations vivant à l’intérieur de la zone mais aussi celles alentour.

L'église et la porte depuis les douves
L'ancienne porte vue depuis l'Eglise Saint-Pierre
L'ancienne porte de la ville
Les douves à proximité de l'église
Les douves derrière la poste

 

Après une période d’accalmie, la guerre reprit au XVIe siècle, cette fois-ci pour des raisons civiles et religieuses, la ville « étant devenu[e] le point de ralliement des armées protestantes » (Perrogon, 1976 : 78). Plusieurs fois détruit, le prieuré aurait été reconstruit au XVIIe siècle (voir Monique Perrogon, 1976), tandis que l’église, également saccagée et incendiée, connaissait d’importants travaux.

L'Eglise Saint-Pierre depuis le prieuré
La façade de l'Eglise Saint-Pierre

De la grandeur au déclin

Au cours de cette période et des années qui suivirent, le prieuré perdit de son influence, si bien que lorsqu’il fut décidé de vendre ses domaines pendant la période révolutionnaire, l’opération « ne fut pas d’un bon rapport pour la constituante » (ibid. : 81). Un constat confirmé par l’inventaire que fait Jacques Lamarre dans La vie rurale avant et pendant la Révolution des objets mis en vente dans chacune des pièces du prieuré. Concernant la vente aux enchères du prieuré lui-même, selon ce même auteur (Lamarre, 1982 : 231), deux lots auraient été définis : « Un premier comprenant chambres hautes, cuisine, chais, grenier, écurie, grange, buanderie, cour, jardin et servitudes, le tout entouré de murailles » ; un autre englobant « bâtiment avec deux fours anciens banaux très propres à faire une petite maison agréable ; derrière le-dit bâtiment, un grand emplacement que l’on nomme « jardin du four » ».

Toujours selon Jacques Lamare, l’acquéreur du premier lot serait Jean Bienassis, poêlier de profession, parent de Jean-Martin Bienassis dit Saintonge La Liberté. Le quatorze juillet 1789, ce Jean-Martin Bienassis a participé à la prise de la Bastille et il aurait été l’un des premiers à monter sur les remparts de la forteresse. L’acquéreur du second lot serait quant à lui un homme portant le nom de Louis Chasseau. Le conditionnel s’impose ici car une version différente est donnée par Monique Perrogon qui ne distingue pas les deux Bienassis et par… Jacques Lamare aussi, mais dans Terroir de chez nous. Images, coutumes, croyances et propos vernaculaires (1980) !

Si on s’en tient à la version selon laquelle Jean Bienassis est l’acquéreur,  il aurait usé pour cela d’un prête-nom – René Baudry – pour une partie de l’achat. Et ce serait à cette même personne ainsi qu’à son frère, Pierre Baudry, que Jean Bienassis aurait, un an plus tard, revendu le prieuré. Dans La vie rurale avant et pendant la Révolution, Jacques Lamare évoque plusieurs acquéreurs du prieuré entre 1794 et 1980 et évalue leur nombre à une douzaine. L’auteur ne précisant pas ses sources, il est délicat de se prononcer à leur sujet.

Quoi qu’il en soit, comme en attestent les cartes postales ci-dessous, le prieuré a été un lieu d’habitation mais aussi un lieu de stockage et de travail. A noter les descriptions contrastées qui figurent sur ces deux photographies datant du début du XXe siècle. On y parle d’un Vieux Château du XVe siècle pour l’une, des ruines de l’ancienne abbaye pour l’autre…

Une nouvelle vie

La façade du prieuré porte la marque des travaux et aménagements successifs sans que pour autant on en connaisse l’exacte chronologie. Ce qui est certain, c’est que l’actuelle construction correspond au deuxième, voire plus vraisemblablement au troisième prieuré. Celui-ci est situé dans une cour entourée d’habitations à laquelle on accède en longeant l’église. ¨

Vue de la cour depuis un oculus du prieuré (2021)

Si le prieuré a été occupé de façon continue depuis le XVIIIe siècle, ce ne sont pas les mêmes parties de l’édifice qui l’ont été et pas de la même façon. Par exemple, avant son rachat en 1973 par un artiste peintre parisien, une grande salle fut occupée pendant quelques années par deux tisserands (puis un seul) qui y avaient installé deux immenses métiers à tisser.

En 2019, il fut racheté par des particuliers (hormis une partie du bâtiment) qui y ont engagé d’importants travaux. Ceux-ci mettent en valeur son originalité et ses particularités architecturales : l’escalier par lequel on accède au bâtiment, les deux œils-de-bœuf ‒ ou oculi ‒ placés au-dessus de la porte d’entrée, la tour de guet (ou échauguette)… Le lieu reprend vie après des années de sommeil…

Carte postale de 1934
Le prieuré en 2021

Des graffitis qui courent sur une cinquantaine d’années

On trouve souvent des graffitis dans les tours, tourelles, clochers et/ou cages d’escaliers des édifices anciens. Apposer sa signature dans un endroit sombre, peu fréquenté et, d’une certaine façon, protégé, donne probablement à son auteur un plaisir particulier, ce dernier sachant que la trace de son passage perdurera. Dans cette tour de guet qui aurait eu une fonction défensive pendant la guerre de religion au XVIe siècle, on peut lire quelques graffitis dont la particularité est de courir sur une cinquantaine d’années et qui racontent un peu de la vie dans ce prieuré réhabilité en lieu d’habitation, dans une petite ville rurale au XIXe siècle.

 

 

Peu nombreux et de simple facture, ces graffitis n’impressionnent pas le visiteur par des traits originaux ou une esthétique singulière. Mais, précisément, là est leur intérêt. Tracés dans un espace à la fois privé et public ‒ où seuls les habitants des appartements du prieuré ou leurs proches pouvaient se rendre ‒, ils évoquent de façon fortuite certains traits de la vie sociale. Ainsi viennent-ils s’ajouter à ceux qui, dans les zones rurales et à la même époque, ont été gravés sur des bâtiments qui ne sont ni des lieux de promenade ni des lieux de passage, tels des bâtiments de ferme, des moulins, des pigeonniers, les murs extérieurs d’habitations…

Pour les graffitis de ce prieuré, les dates ne complètent évidemment pas toujours le patronyme mais quand celles-ci le font, elles courent de 1818 (le graffiti de J. C. Favre figure sur une paroi avant que l’on emprunte l’escalier de la tour) à 1870 (un patronyme difficile à lire attaché au prénom Victor). Toutefois, les repères temporels livrés ici sont à prendre avec des précautions car les traits qui s’estompent sur les gravures peuvent en fausser l’identification.

Toujours est-il que le début de cette période est temporellement proche de la vente du bien et, par conséquent, de l’installation de familles en ce lieu. À noter aussi que Pont-l’Abbé a connu une progression du nombre de ses habitants entre 1821 et 1831 qui correspond au rattachement de deux anciennes communes : Saint-Michel-de-la-Nuelle et La Chaume.

Évolution de la population de Pont-l’Abbé

1793

1800

1806

1821

1831

1836

1841

1846

1851

506

537

487

594

1 186

1 261

1 247

1 334

1 369

 

1856

1861

1866

1872

1876

1881

1886

1891

1896

1 307

1 410

1 417

1 440

1 400

1 382

1 360

1 406

1 431

Sources : Ldh/EHESS/Cassini jusqu’en 1999. Accès : Wikipedia [https://fr.wikipedia.org/wiki/Pont-l%27Abb%C3%A9-d%27Arnoult#D%C3%A9mographie]

Trois fragments de la vie sociale

Dans ce petit escalier qui ne mène nulle part ‒ puisqu’il est l’élément constitutif de la tourelle ‒, figurent quelques fragments de la vie sociale dont trois sont retenus ici. Chacun éclaire un aspect de la relation qui se tisse entre un individu et son milieu.

Un premier concerne la circulation d’un territoire à un autre des hommes et des femmes dont on constate, pour ce lieu, qu’elle a été limitée pendant plusieurs générations. Pourquoi ce constat ? En fait, plusieurs des patronymes figurant dans cette cage d’escalier correspondent à des noms de maires de Pont-l’Abbé-d’Arnoult sans que, évidemment, il s’agisse de la même personne. Ce qui signifie que, pendant plusieurs générations, des familles – et évidemment pas seulement celles dont les noms ont été gravés dans cette cage d’escalier – sont restées dans ce bourg. C’est le cas des patronymes : Mongin (Charles Mongin a été maire entre 1848 et 1852) ; Gilbert (Jacques Gilbert a été maire entre 1876 et 1881 ; Jacques Théodore Gilbert l’a été entre 1884 et 1889 ; Théodore Hyacinthe Gilbert entre 1889 et 1905) ; Roussie (Anatole Roussie a été maire entre 1905 et 1919 et, par ailleurs, propriétaire de la quincaillerie qui faisait face au prieuré) ; Favre (Jules Favre a été maire entre 1919 et 1940 puis, Président de la délégation spéciale, entre 1944 et 1945).

 

Un autre est une (petite) fenêtre ouverte sur la représentation de soi par le filtre du métier. Tracé sous la forme d’une écriture ample et penchée, le nom Vieuille (?) est gravé ; il est complété du mot Instituteur et de l’année 1829 (?). Écrire avec un stylet sur un mur demande un effort qui ne paraît pas avoir dérangé l’auteur de cette sculpture qui fait de la forme écrite un élément de distinction. Si la date de cette gravure est vraiment celle qui figure sous le mot « instituteur », elle mérite qu’on s’y arrête. En effet, ce corps de métier a été créé en 1792, via un vote de la Convention (http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3437) qui définit un plan d’instruction publique passant déjà par les écoles primaires : « Les écoles primaires formeront le premier degré d’instruction. On y enseignera les connaissances rigoureusement nécessaires à tous les citoyens. Les personnes chargées de l’enseignement dans ces écoles s’appelleront instituteurs ». L’instituteur qui a gravé ses nom et métier sur ce mur fait donc partie d’une jeune profession dont il paraît fier d’être un représentant.

Le troisième aspect touche à la vie privée d’un des graveurs, Armand Pitard, dont la signature est maladroitement gravée et dont la date pourrait être 1862. En fait, Armand Pitard est né le 12 mai 1849 et il est décédé le 7 décembre 1866. Soit quatre ans après avoir gravé son nom dans cette tour du guet, quand le jeune homme avait 13 ans et qu’il avait la vie devant lui…

Et pour finir, livrons ici une énigme. Une belle gravure, profondément sculptée figure dans l’échauguette. Elle se présente sous la forme d’une composition géométrique à l’intérieur d’un cadre précisément défini. Se pourrait-il que cette gravure soit un signe lapidaire du ou des professionnel(s) ayant œuvré à la construction ou reconstruction de cette tour ? Rien ne permet de le dire. Ce qui est frustrant mais qui ajoute au mystère de la très longue liste des traces à lire…

NB. Pour une autre notice sur Pont-l’Abbé-d’Arnoult, voir dans ce site la page : https://desmursalire.fr/une-histoire-de-lavoir/.

 

Références

Baudrit A., 1966, Pont-l’Abbé-d’Arnoult à travers l’Histoire, 1047-1792, Saintes, Imprimerie Delavaud.

Lamare J., dir., 1980, Terroir de chez nous. Images, coutumes, croyances et propos vernaculaires, Pont-l’Abbé, La Saintonge littéraire.

Lamare J., 1982, La vie rurale avant et pendant la Révolution, Niort, Soulisse-Cassegrain.

Le Bouvier A.-M., 1999, Les riches heures du Prieuré de Pont-l’Abbé en Saintonge, Saint-Jean d’Angély, Jean-Michel Bordessoules.

Momentum, « Ancien prieuré à Pont-l’Abbé-d’Arnoult ». Accès : https://monumentum.fr/ancien-prieure-saint-pierre-pa00104851.html)

Perrogon M., 1976, Promenade au pays du Temps Jadis. Entre Charente et Arnoult, La Rochelle, Jean Foucher & Cie.

Treffort C., 2006, Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest. Accès : https://journals.openedition.org/abpo/798#xd_co_f=MGY5MjUxYmMtY2NlNi00MDRkLWFjYTgtOGMwOTRiOTliMzYy~

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