La Babcockerie à La Courneuve

En 2019, sur le site de l’ancienne usine Babcock & Wilcox (située à la Courneuve et spécialisée dans la fabrication de chaudières puis d’éléments de chaudronnerie), Sto, Namaste et Zkor ont eu l’idée d’installer une zone artistique temporaire qui, jusqu’à l’automne 2023, a vu défiler 130 graffeurs, venant plus particulièrement de la région parisienne. Marquant l’espace de leur identité artistique, ils et elles ont composé un très bel ensemble qui a été ouvert à la visite avec l’accord de la ville. Pendant plusieurs mois et avant la réhabilitation du lieu en une « Fabrique des cultures », Meuh, graffeur lui-même, et Thomasine Zoler, historienne de l’art, ont permis aux visiteurs de découvrir gratuitement des fresques et des graffs très divers, sur des murs pouvant atteindre 15 mètres de hauteur. Riches et très informées, ces visites ont précisé les motifs et dispositifs artistiques, montrant la maîtrise du geste et des matériaux utilisés. Un savoir d’autant plus précieux qu’il était prévu que le site disparaisse, et que c’est par les photographies, vidéos, écrits ou discours qu’il peut continuer d’exister.

Partager, transmettre

Dans beaucoup d’articles présentant le lieu, celui-ci est comparé à une cathédrale. À la hauteur impressionnante des murs pouvant expliquer cette comparaison, il faut ajouter la spectaculaire verrière qui éclaire l’espace. Outre l’abondance de peintures qui sont formées de lettrages, de personnages de BD, de scènes aux accents oniriques, d’art abstrait ou classique, on est immédiatement frappé par le contraste entre les couleurs (qui vont des plus vives au noir et blanc ou au sépia) ou entre les volumes. 

Les thèmes et styles sont eux aussi d’une grande richesse et diversité ; ils disent autant ce qui fait l’identité et la singularité des artistes que la particularité du collectif dont ils font partie. Car au-delà de la diversité, une unité se dégage : elle est par exemple manifeste dans la délimitation des espaces qu’occupent les artistes et qui atteste du respect du travail de chacun et chacune.

Les promoteurs du site vont même jusqu’à imposer aux artistes de n’utiliser que trois couleurs pour habiller une des salles de l’ensemble. Seuls le rouge, le noir et le blanc y sont autorisées, les créateurs redoublant d’imagination pour répondre à la commande.  Le résultat est splendide ; il constitue le clou des visites organisées, l’effet de surprise étant systématiquement garanti.

Pour cet espace comme pour les autres, les artistes ont donc joué le jeu, acceptant les consignes et contraintes, s’ajustant aux lieux et personnes, trouvant même en cela un motif de créativité. Vertueuse, la pratique est fondée sur l’idée que ce lieu est un bien partagé, qui deviendra plus tard un bien à transmettre, après que le maire de La Courneuve, Gilles Poux (qui a lui-même travaillé dans cette usine), ait pris conscience de son importance artistique après l’avoir visité. Ainsi l’occupation de cette usine, qui est désaffectée depuis 2012, est-elle passée d’une pratique clandestine à une pratique tolérée, puis encouragée. Dans un article du Parisien, paru le 3 novembre 2022, les trois découvreurs des lieux expliquent à Claire Guédon qu’ils ont souhaité sortir de l’ombre en 2021, avec le concours de Thomasine Zoler : « Il devenait urgent d’afficher notre identité pour exister, souligne Namasté. On avait tellement investi le lieu… Cela a fait aussi notre force d’ailleurs. La Babcockerie, c’est un grand navire, avec un équipage. »

Un peu plus tard, le lieu est donc ouvert à la visite, faisant dans ce cadre l’objet d’annonces publiées sur des sites touristiques traitant de Paris et de ses environs. En fait, ces textes placent l’éphémère au cœur des arguments avancés : visiter ce lieu s’avère d’autant plus précieux que sa durée de vie est limitée. D’ailleurs, en augmentant le nombre de semaines de visite, le retard pris par les travaux a rendu plus exceptionnelle encore l’ouverture au public. Les visiteurs chanceux et heureux de l’être ont donc laissé des commentaires dithyrambiques sur le site ExploreParis, montrant la place importante acquise par l’art de rue dans les expériences culturelles.

Ne pas faire du passé table rase !

Le 9 octobre 2023, France 3 diffusait un reportage sur la Babcockerie, intitulé « Plus que quelques semaines pour découvrir la Babcockerie avant sa réhabilitation ». Dans celui-ci, le maire de La Courneuve, interviewé in situ, se rend dans une des salles ornées, en même temps qu’une voix off raconte qu’il a travaillé en ce lieu comme dessinateur dans les années 1980. Il commente : « C’est intéressant qu’on ne construise pas la ville en faisant table rase mais en régénérant des lieux pour qu’ils aient un usage nouveau et qui permette d’irriguer le territoire et qui rende encore des services à la population ». Le maire présente la réhabilitation de la zone mais ne parle pas de la préservation des œuvres elles-mêmes. Une action en contradiction avec le thème du reportage qui s’intéresse plus aux œuvres qu’à la prochaine réhabilitation. En voix off, la journaliste invite d’ailleurs à se rendre à la Babcockerie au plus vite : « Il reste seulement quelques semaines pour découvrir cet endroit unique en son genre ». Certes, l’endroit est unique… Mais la préservation de ce qui fait son attrait ne paraît pas être à l’ordre du jour.

Quand bien même les œuvres sont-elles appelées à disparaître, l’admiration dont elles font l’objet tranche en tous points avec les anciennes préventions à leur égard. Dans un article du Parisien («Dernières visites de l’usine Babcock, « cathédrale » du tag », 20/09/2023) signé Claire Guédon, un visiteur fait cette remarque : « « Le graffiti, je l’associais au vandalisme. Mais ce que je viens de voir est incroyable ! C’est pensé, c’est magnifique. Les explications éclairent les œuvres. C’est quelque chose à ne pas manquer ». » Et le quotidien de poursuivre : « En quatre mois, 1 800 personnes sont venues à la rencontre des univers de Zkor, Namasté, Sto, Nô, Akelo, des crews BMC et CTS, EvazéSir, Horor, 3615, Cannibal Letters, Nosbé, Dawal ou encore d’Azyle, légende du graffiti sauvage. Cette ouverture encadrée n’est possible que depuis la fin mars 2023, grâce à la sécurisation des lieux. « L’engouement, je le trouve fou quand on sait que l’histoire part d’une infiltration illégale par des artistes », s’étonne encore Thomasine Zoler ».

Comment comprendre que cet art venu de la rue connaisse un tel engouement ? Précisons que la dimension générationnelle n’intervient pas dans cette dynamique. En effet, la pratique du street art ayant traversé plusieurs générations (à partir des années 1960 aux États-Unis), des sujets d’âges différents sont forcément touchés par ce genre artistique qui, d’une certaine façon, fait partie de leur quotidien. On peut faire l’hypothèse que l’attirance pour la Babcockerie est à relier au frisson que représente l’ultime découverte d’un lieu avant sa disparition mais aussi, par identification, au frisson de la clandestinité ressenti par les premiers artistes qui s’y sont engagés. À ceci, il faut ajouter l’attirance pour l’histoire industrielle de ce site et d’autres qui attise autant la curiosité de ceux qui l’ont connue que de ceux qui lui sont étrangers.

Ainsi les traces déposées par ce passé et celles laissées par le monde contemporain sont-elles une voie d’entrée vers une épaisseur temporelle qui parle à chacun et chacune, quels que soient le bagage et le parcours de vie. Les artistes ont d’ailleurs su jouer de cette entrelacement en associant des objets trouvés sur place et en composant de la sorte des œuvres totalement en phase avec le passé du lieu comme avec sa contemporanéité. Dans cette veine, une composition associe des vestiges du passé à travers des pièces de métal ; une autre, insolite, regroupe des copies corrigées négligemment laissées sur le sol.

Dans l’article déjà cité du Parisien du 3 novembre 2022, les artistes expliquent avoir ressenti le besoin de faire connaître leur travail à partir de 2022. Ils y évoquent aussi le projet de publication d’un ouvrage qui présenterait l’ensemble des œuvres accueillies sur ce site qui n’a pas cessé de se transformer, particulièrement à la faveur de l’avancée des travaux de réhabilitation. Au fur et à mesure du temps, des œuvres ont disparu tandis que d’autres pouvaient naître, faisant du lieu un espace vivant et fragile tout à la fois. Sto, Namaste, Zkor se sont donc efforcés de pérenniser leurs activités artistiques et celles de leurs collègues. Et si la photographie et les réseaux sociaux sont largement utilisés sur de nombreux spots pour y parvenir, la couverture de ces supports est ici complétée par une démarche patrimoniale qui fait écho à la volonté de faire figurer dans la Babcockerie un florilège de styles, formats, figures et artistes.

D’une certaine façon, cette démarche s’apparente à la posture pédagogique que peut initier un musée. D’ailleurs, la Babcockerie raconte et légitime une histoire de l’art de rue que conforte celle que livrent Thomasine Zoler et Meuh lors de leurs visites. Cette histoire est apaisée, probablement un peu lissée, bien que, lors d’une visite en octobre 2023, Meuh ait par exemple regretté une certaine invisibilité du travail artistique des femmes. Surtout, elle rend accessibles les techniques, gestes et astuces convoqués par les artistes dans différentes situations artistiques (dans la rue, sur un pont, dans une zone difficile d’accès…), prouvant leur savoir-faire et leur culture.

Indéniablement, le site de la Babcockerie déploie une démarche muséale autant que patrimoniale. Quant au projet d’ouvrage, lui aussi s’inscrit dans une perspective patrimoniale dont l’ambition est d’empêcher que les œuvres ne sombrent dans l’oubli. Dans Le Parisien (20/09/23), Claire Guédon écrit : « Les créations ont toutes été photographiées pour conserver la mémoire et être réunies dans le livre qui partira des débuts, lorsque les premiers graffeurs, Zkor, Namasté et Sto, grimpaient sur les toits et descendaient des échelles de 15 mètres pour pouvoir entrer ». Autre signe de l’évolution des temps, le mécène de l’ouvrage est la Banque de France dont des bureaux sont installés sur une partie des friches de l’ancienne usine… Une information que commente ainsi Thomasine Zoler : « On les a convaincus de l’importance de garder une trace de tout ça ».

En pénétrant dans cette friche urbaine à la fin de l’année 2019, avant que la crise sanitaire ne s’invite dans le quotidien de chacun et chacune, les trois artistes à l’origine du projet ne soupçonnaient évidemment pas de ce qu’il adviendrait de leur découverte. Plusieurs années après, et tandis qu’une page se tourne, celle qui s’écrit est marquée par un engouement pour l’art de rue qui bouleverse des frontières entre des activités artistiques considérées comme légitimes et d’autres qui ne le seraient pas ou le seraient moins. L’exemple de la Babcockerie montre que les lignes de la reconnaissance se déplacent. Dommage néanmoins que ces évolutions ne suffisent pas à préserver non seulement un bâti mais les activités artistiques d’un collectif qui, pendant plusieurs années, a conceptualisé et organisé la légitimation de ses productions.

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