La Marianne d’Obey Giant

Dans le 13e arrondissement de Paris, au 186 rue Nationale, à l’angle de l’Avenue Vincent Auriol, trône une Marianne aux couleurs du drapeau français. Perchée sur le haut d’un immeuble, elle est l’œuvre de l’artiste américain, Shepard Fairey, alias Obey Giant. L’histoire de cette œuvre n’est pas banale : son sens et sa portée ont évolué en quelques années et en font un exemple tout à fait passionnant des usages et mésusages de l’art… Ainsi, en racontant l’histoire d’un contexte social malmené, la Marianne d’Obey livre aussi des indices sur les rapports ambivalents entre l’art et le pouvoir.

Un artiste engagé

Aujourd’hui mondialement connu pour ses fresques qui se dressent en de nombreux lieux du globe – mais aussi ses affiches et produits dérivés -, Shepard Fairey s’est distingué en 2008 avec une affiche qui a fait le tour du monde et l’a placé au fronton des artistes « star ». On lui doit en effet une affiche pour Barack Obama, Hope, qui fut utilisée lors de la campagne électorale de 2008, puis fut maintes fois déclinée ou détournée, notamment par lui-même. Le 20 janvier 2017, par exemple, lors de l’investiture de Donald Trump à la Présidence des États-Unis, des manifestants pouvaient brandir des affiches de l’artiste qui, en reprenant l’esthétique de Hope, montraient les visages d’une Amérique plurielle, portée par le slogan : « We the People ». Mis à disposition sur le site d’Obey, ce travail résultait d’une collaboration avec trois photographes : Delphine Diallo, Ridwan Adhami, Arlene Mejorado.

L'artiste est en train d'accrocher l'une de ses toiles sur un mur blanc.

Photo : Page Facebook de Obey Giant

Au-delà de cet exemple, le travail d’Obey est de part en part traversé par des considérations politiques. C’est le cas des questions environnementales qui irriguent beaucoup de ses interventions artistiques. En novembre 2015, lors de la COP 21 qui se déroule alors à Paris, Obey Giant installe sous la Tour Eiffel une sphère de 8 mètres de diamètre, Earth Crisis (voir le site de la Tour Eiffel).

ballon terre cop 21 tour Eiffel accroché

Quelques mois plus tard (du 24 au 30 juillet 2016), la galerie Itinerrance accueille une exposition qui prolonge cette démarche et qui se donne pour objectif de sensibiliser les visiteurs sur les questions climatiques : « Si un spectateur aime un de mes murs, s’il aime une installation, s’il aime mes œuvres, peut-être qu’il sera interpellé par le message que j’essaie de transmettre ». Car pour l’artiste, c’est « le bien commun » qui est au fondement des valeurs qu’il défend. Pour cela, il prône un réveil des consciences (Le Monde, 25/11/2015). Une visée à laquelle il explique s’employer à travers son travail artistique.

Paris, novembre 2015

Alors qu’Obey arrive à Paris pour installer la sphère d’Earth Crisis sous la Tour Eiffel, la ville est bouleversée par les attentats du 13 novembre. Dans la nuit même de son arrivé, l’artiste crée une affiche qui montre le portrait de Marianne, auréolé des couleurs du drapeau français. Un texte accompagne ce visuel qui a pour particularité de détourner une autre œuvre de l’artiste, Peace Girl : « Je suis avec les Parisiens, dans l’esprit et dans le corps, pendant ce temps difficile. Je suis heureux de dévoiler un projet qui aborde quelque chose qui affecte toute l’humanité et la planète entière. Dans la solidarité avec les Parisiens et toute humanité, Shepard Fairey ».

Plusieurs mois plus tard, dans les colonnes du Parisien (09/07/2016), le galeriste Mehdi Ben Cheikh retrace le fil des circonstances qui ont conduit jusqu’à ce geste artistique : « C’était un moment fort. En novembre, Shepard Fairey, alias Obey, devait inaugurer son globe Earth Crisis sous la tour Eiffel. Mais c’était juste après les attentats… « A la place, on s’est retrouvé au Jules-Verne, dans la tour Eiffel », explique Mehdi Ben Cheikh. « Au petit matin, Obey m’a envoyé son image de Marianne. J’ai appelé Jérôme (NLDR : Coumet). Il m’a dit banco ! »  Obey est rentré à Los Angeles… après avoir tenu sa promesse ». Finalement, c’est en juin 2016 que la fresque est déployée sur l’immeuble du numéro 186 de la rue Nationale, là où elle siège toujours bien qu’elle ne soit plus tout à fait la même…

De la rue au Palais de l’Elysée

C’est à l’occasion de la visite du musicien Bono en juillet 2017, quelques semaines seulement après l’investiture d’Emmanuel Macron, que les médias commentent un tweet de l’Elysée montrant les échanges entre le nouveau Président et ses invités, avec en arrière fond l’œuvre d’Obey accrochée sur un mur du bureau. En réponse au message, le maire du XIIIe arrondissement, Jérôme Coumet, tweete à son tour : « Quand le tableau de Shepard Fairey, alias Obey, qui reprend une fresque de #paris13 , se retrouve à l’Elysée ». Par la suite, l’œuvre sera présente en arrière-fond de plusieurs interventions télévisées du Président.

Street Art à l’Élysée : quand la Marianne d’Obey s’invite aux vœux présidentiels

Une disposition que commente l’artiste dans une vidéo de Entrée libre (11/10/2018), intitulée « Obey, l’art de la propagande » : « C’est incroyable que Macron ait une œuvre de moi à l’Elysée parce que je suis un artiste américain. Et même si l’œuvre parle de la France – c’est une marque de soutien apportée à la France après les attentats du 13 novembre – mais c’est quand même fait par moi. C’est une preuve d’ouverture d’esprit. Aux États-Unis, on ne verra jamais à la Maison Blanche une œuvre d’art faite par un Français, même un Monet, même un classique ».

Le 22 juin 2019, Emmanuel Macron reçoit à l’Elysée Shepard Fairey et Mehdi Ben Cheikh ; les trois hommes sont photographiés devant la Marianne d’Obey. Cette œuvre du street art, pensée pour rendre hommage aux victimes des attentats ainsi qu’à la France – via la devise incarnée par les mots Liberté, égalité, fraternité – fait désormais partie du decorum élyséen. Ce qui peut, à première vue, étonner.

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Photographie : Galerie itinerrance / Instagram

Au-delà des considérations conjoncturelles, la rencontre entre un gouvernant et un artiste n’est évidemment pas nouvelle. On la retrouve au cours de l’Histoire, chaque monarque, chaque Président apportant sa pierre à l’édifice culturel de la Nation. Dans le cas qui nous intéresse, la rencontre prend place dans une double stratégie de communication. Pour le président nouvellement élu, il s’agit de donner aux électeurs et aux autres des signes tangibles de sa jeunesse, montrant que celle-ci n’est pas qu’affaire d’âge ; elle est aussi affaire de goût. Un choix qui se manifeste notamment à travers l’identité des artistes invités à l’Elysée mais aussi par le biais des œuvres qui y sont accrochées.

En outre, en choisissant l’œuvre d’un artiste qui s’est distingué dans la campagne de Barack Obama, Emmanuel Macron montre l’intérêt qu’il porte à l’ancien président américain (et à sa communication). Quant à l’artiste, il chemine là encore aux côtés d’un chef d’État, cette fois-ci sur l’autre rive de l’Atlantique, mais avec un même discours admiratif pour une certaine idée de la démocratie.

Pour chacun des protagonistes, ce mariage n’est pas sans risque… Ce que montre en partie la suite de l’histoire…

Des larmes de sang

Dans la nuit du 13 au 14 décembre 2019, l’œuvre d’Obey Giant est détournée par un groupe d’anonymes sur fond de contestation sociale. En pleine crise sanitaire et dans un contexte d’opposition aux mesures prises par l’Etat, des larmes de sang sont peintes sur le visage de Marianne et les mots liberté, égalité, fraternité, barrés à la peinture blanche. Sur le côté de l’immeuble où siège la fresque, sont en revanche tracées en lettres rouges : « #marianne pleure » et « Hiya ! », du nom d’une plateforme militante qui a d’ailleurs très tôt relayé l’action.

Quand on se rend sur la plateforme Hiya !, on constate que la photographie du bandeau est celle d’un homme arnaché qui, retenu dans le vide, peint des larmes rouges sur la Marianne d’Obey. Un film y est accessible ; il dure 2 minutes et il est signé LREM-NRV 13/12 #mariannepleure, un crew d’artistes anonymes portant le nom de « La République Est Morte ». La vidéo accessible sur YouTube alterne des images de l’action menée et d’autres de violences policières.

En off, une voix prononce un texte d’un ton monocorde sur fond de musique lancinante : « L’ordre c’est le chaos. Ouvrez les yeux […] la république est morte… Donnez donc en peinture aux verres de terre votre liberté sous surveillance, votre égalité à taux variable et votre solidarité d’autre bourgeois […] Votre liberté ne supporte pas l’égalité […] Cette action n’est pas choquante, c’est plutôt vous qui l’êtes […] ». Privations de liberté, injustice, violence sont au cœur de paroles qui font écho au mouvement des Gilets jaunes et à la situation sanitaire liée à l’épidémie de Covid 19.

Dès le lendemain, le maire du 13e arrondissement, Jérôme Cournet (PS) réagit sur twitter : « L’œuvre d’Obey dégradée Cette fresque avait été offerte par l’artiste @Paris après les attentats du Bataclan. L’art vaut mieux que cela. Nous verrons avec @OBEYGIANT quelle suite donner. #Marianne13 ». Justement, un peu plus tard, Obey Giant s’exprime en un long texte publié sur Instagram – que l’on retrouve aussi dans une vidéo de l’artiste – dans lequel il explique son engagement et dit se ranger du côté de ceux qui combattent l’injustice :

« Je voulais parler de ce qui est arrivé à ma fresque Liberté, Égalité, Fraternité dans le 13e arrondissement de Paris. J’ai créé cette image à l’origine en réponse aux attentats terroristes au Bataclan et dans d’autres quartiers de Paris fin 2015. À ce moment terrible, j’ai voulu créer une image de soutien pour montrer ma solidarité avec les Parisiens et les Français. La liberté, l’égalité, la fraternité – ce sont toutes des choses que les sociétés démocratiques apprécient. Je voulais qu’il soit interprété et adopté par les français au sens large ; cependant, j’aimerais que ces actions aient un sens. Quand j’ai vu l’attaque sur ma peinture murale et lu une partie de sa signification, j’ai réalisé que c’était une déclaration pour s’opposer à l’injustice. Je me range du côté des personnes qui s’opposent à l’injustice, en particulier en ce qui concerne les droits de l’homme, et à mes croyances en la paix, l’harmonie et l’égalité – que je m’efforce d’incarner à travers mon art ». Ainsi propose-t-il de tenir compte de ce combat dont sa Marianne a été le symbole : « Je pense que la liberté, l’égalité et la fraternité sont toutes de bonnes choses à garder à l’esprit et à continuer de définir de la manière la plus positive possible. Pour toutes les fois où ces principes ont été abandonnés ou n’ont pas été définis positivement, j’ai inclus une larme sur Marianne ».

Cette fois-ci, c’est Obey Giant lui-même qui détourne le choix graphique du groupe d’anonymes. En peignant une larme bleue qui symboliserait le combat qui perdure et l’espoir qui demeure, il absorbe la contestation, gardant la belle idée d’une Marianne en pleurs mais pour en transfigurer le message. Ceci  d’autant plus que, comme cela était le cas pour la première édition d’affiches en 2016, une autre série est publiée en 2021, cette fois-ci avec une Marianne en pleurs. A son sujet, l’artiste précise que les bénéfices seront versés à des personnes dans le besoin.

La Marianne retrouve son vrai visage ! - Galerie Itinerrance

Affiche de la nouvelle Marianne d'Obey Giant

Une larme pour mémoire

Dans la version restaurée de sa Marianne, Obey Giant a donc intégré l’acte politique dont elle a été l’objet. Tout en redonnant à sa fresque son sens premier, l’artiste intègre la contestation de ce groupe d’artistes anonymes, une démarche plutôt astucieuse en cette période de tensions sociales. Car si Obey Giant rappelle son engagement (dans les interviews, sur son site…), son cheminement du côté des politiques n’est forcément pas du goût de tous.

Au-delà de ce cas particulier, l’histoire de cette Marianne met au jour l’ambiguïté à laquelle le street art est confronté et qui conduit Christian Gerini en 2015 dans Hermès, la revue, à se poser la question de son existence : « C’est donc aussi sur ces points, outre la récupération des artistes de la rue par le marché de l’art, que l’on peut finir par se poser, ou qu’on se posera certainement bientôt, la question : et si le street art n’existait plus ? ». Art né dans la rue et dans la clandestinité, le street art a acquis une reconnaissance considérable qui l’éloigne évidemment de son histoire initiale et qui raconte une autre histoire, celle des aménagements urbains, et très largement aussi, celle des négociations entre instances artistiques et politiques.

De ce point de vue, l’histoire du 13e arrondissement de Paris en matière d’art de rue est passionnante ; elle montre la stratégie réussie d’un arrondissement et de son édile. Depuis les années 2010, ce quartier est devenu un lieu incontournable pour ceux qui s’intéressent au street art, contribuant ainsi à transformer ce territoire urbain en attirant des artistes et des visiteurs… Certes, ces productions ne dérangent pas : elles se fondent dans la ville sans heurter les sensibilités diverses des promeneurs et passants.

Toutefois, tout en participant du décor urbain, elles interrogent l’art et ses usages. Une question qui n’a rien de nouveau mais qui est ravivée par les dispositifs contemporains d’aménagement et de circulation…

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